CHAPITRE XVII
Jacques à Batioret attaqua la première cheminée. D'en bas, Maxime et le Rouge le virent s'élever lentement, brassant la neige à plein corps, battant à coups de piolet les masses de neige qui gênaient son ascension. Cela lui demanda un gros effort, mais il arriva assez vite au sommet.
Peu après, Boule passa en premier, puis Fernand, puis Camille. Seul Michel n'eut pas sa part de responsabilité.
«Reste derrière moi, Michel, lui dit Boule, t'es trop jeune pour passer en tête; déjà beau qu'on t'ait emmené.» Le Rouge et Maxime bouclaient les sacs, et, debout dans la neige, se tordaient le cou pour suivre la progression hasardeuse de leurs jeunes compagnons.
Les trois cordées s'élevaient rapidement. A les voir, l'escalade semblait normale; elle était cependant très dangereuse, et il fallait toute l'adresse et toute la technique des grimpeurs pour qu'elle parût facile.
Rassuré sur leur sort, Ravanat donna le signal du départ. «Viens, Maxime, pendant que la neige est bonne.» Les deux hommes enfilèrent le collu, descendant lentement, Maxime le dernier, et se retournant souvent, comme à regret, pour observer les péripéties de l'ascension. Les autres étaient déjà haut dans la paroi, lorsqu'un ressaut de la montagne les masqua définitivement.
Là-haut, la lutte continuait; c'était un assaut rangé donné à la montagne. A mesure qu'ils s'élevaient, les difficultés augmentaient. Heureusement le souffle chaud du fœhn rendait la neige mate et leur permettait de se réchauffer sur les plates-formes, entre deux passages difficiles. Et toujours la même manœuvre recommençait: dégager les fissures, s'y engager, parfois tailler dans la glace vive de simples encoches pour les pieds et les mains.
«C'est plus du rocher! marmonnait Boule, une vraie course d'hiver.
– Attends, on n'a pas encore tout vu, ça commence seulement... Nom de nom de nom de nom, quelles conditions!» jurait Jacques.
Ils atteignirent la base d'une grande cheminée, très haute, et si remplie de glace, que chacun hésita avant de s'y engager. Tout à l'exaltation de la lutte, Pierre voulut passer en premier, mais Boule l'écarta du geste:
«Laisse! c'est mon tour.»
Ce que pensa Boule, mais ce qu'il ne dit pas, c'est que le morceau était vraiment trop dangereux pour le laisser à Pierre.
Le petit gros homme s'engagea dans la cheminée. Il s'élevait lentement, semblant ne pas bouger de place, mais gagnant insensiblement de la hauteur. Il allait, tâtant les prises avec minutie, calculant ses gestes, n'en faisant point d'inutiles. On l'entendait qui faisait part tout haut de ses impressions:
«Ben, mon colon... mince de verglas... Allons bon, y a pus de prises; accroche-toi, Boule, accroche-toi... Mes aïeux, quel travail!»
Au beau milieu, il s'arrêta sous un bombement glacé, et sans quitter des yeux le haut de la cheminée, il lança:
«J'ai bien peur que ça ne passe plus... Faudrait m'envoyer le marteau-piolet: peut-être qu'en taillant des encoches...
– Attends, dit Fernand, j'y vais.»
Ayant accroché à sa ceinture le marteau-piolet, deux mousquetons et un piton de fer, Fernand s'attaqua à son tour à la cheminée. Bien qu'elle fût en partie aménagée par le patient travail de Boule, il fut immédiatement frappé de rencontrer tant de difficultés. Tout en grimpant, il laissait fuser son admiration.
«Comment as-tu fait pour passer? Sacré Boule, va i y rigole toujours! Mais bon sang! hurla-t-il, le corps à moitié coincé, c'est tout lisse et tout gelé là-dedans... Assurez la corde là-bas dessous, c'est tangent... oui, c'est tangent.
– Bande de fous... redescendez! cria Paul Mouny.
– Oui, descendez... ordonna Jacques à Batioret, c'est trop mauvais, vous allez vous casser la gueule!»
Boule, là-haut, sous son surplomb, riait toujours, mais un peu plus nerveusement. Coincé par un genou et un bras, il se fatiguait visiblement; il surveillait la montée de Fernand. Mais les deux hommes ne pouvaient, pour le moment, se rendre aucun service.
«Dépêche, Fernand... Dépêche... je prends la crampe, lâcha Boule à mi-voix.
– Tiens bon, j'arrive... tiens bon.»
Boule sentait ses doigts qui glissaient insensiblement sur la prise, ses muscles crispés se nouaient douloureusement.
«Fais vite...» dit-il dans un souffle.
Et là-bas, les autres regardaient avec angoisse ce combat insensé des deux guides avec la montagne. Ils observaient sans rien dire, le cœur serré, conscients de leur impuissance.
«Mais c'est fou... c'est fou... Comment as-tu pu monter ça? criait en haletant Fernand. Pourtant, je croyais bien être bon, mais jamais, entends-tu, jamais je n'aurais passé.
– Parle pas, ça essouffle...»
Il se hissa dans un dernier effort jusque sous les pieds de Boule. Il était temps.
«Coince-toi vite, dit sourdement Boule. Une seconde, ça suffira, mais... vite, j'ai la crampe dans le bras, faut que je change de position, sinon je lâche.»
Fernand se bloqua dans la fissure, et Boule put reposer le poids de son corps sur les épaules de son camarade. Alors, il poussa un long soupir de satisfaction, sa figure se détendit, redevint joviale; il avait tout oublié: le danger, le vide, et ne pensait qu'à continuer.
«Tu parles d'un morceau, fit-il en éclatant de rire, si tu n'étais pas venu j'aurais sûrement dévissé. Passe-moi le marteau et un piton.»
Lentement, avec des gestes mesurés, veillant à ne pas rompre l'équilibre de la fragile pyramide, Fernand fit passer le matériel demandé.
«Faudra que tu tiennes le temps que je plante le piton, indiqua Boule à Fernand.
– Vas-y!»
Les deux hommes discutaient dans cette position invraisemblable comme s'ils avaient été dans un fauteuil.
Boule se reposa sur les épaules de Fernand. Ses gros tricounis pénétraient douloureusement dans la chair de son camarade, qui supportait le poids sans broncher. Seulement, à chaque seconde, les veines de son cou grossissaient sous l'effort terrible qu'il fournissait; il n'en laissait rien paraître, disant simplement tout bas pour que les autres ne s'aperçoivent de rien:
«Fais vite, Boule... t'es lourd.»
D'une main, Boule engagea le piton dans une petite fente, puis l'enfonça à coups de marteau jusqu'à la boucle. Il y passa rapidement un anneau à mousqueton, et fit coulisser dedans sa corde d'attache.
«Tendez l'attache!» ordonna-t-il à ceux d'en bas. Il était désormais en sécurité.
Alors Fernand tira d'une main d'abord, puis avec les dents, un peu de sa propre corde qu'il fit passer à Boule; l'autre l'assura à son tour au moyen de l'anneau. Les deux hommes poussèrent un gros soupir de soulagement. En bas, Paul Mouny et Jacques à Batioret, impressionnés par cette lutte dont ils devinaient l'âpreté, hurlaient:
«Maintenant, suffit! descendez... assez de risques...»
Pierre Servettaz suivait la manœuvre avec angoisse, et il ne put s'empêcher de leur crier, traduisant trop bien sa pensée:
«Vous pourrez passer?...
– On va essayer!»
Alors on vit Fernand Lourtier exécuter une audacieuse manœuvre. Boule s'étant attaché au rocher, il escalada son compagnon crispé sur le piton et réussit à se dresser debout sur les épaules. Il fit cette acrobatie avec une extraordinaire lenteur, tout entier au soin de ne pas arracher Boule de la cheminée. Que l'autre cédât, fléchit un cinquième de seconde et c'eût été la chute. Boule encaissait le poids et les souliers ferrés de son compagnon avec un stoïcisme sans pareil; il trouvait même le moyen de plaisanter, sa grosse tête ronde rentrée dans les épaules:
«Ben, mon colon... c'est pas possible... t'as gardé les crampons... tu me prends pas pour un fakir...»
Une fois sur les épaules de son camarade, Fernand ne perdit pas son temps; il lui fallait agir rapidement et jouer son va-tout. Il tailla avec prudence de petites encoches pour les mains dans la glace qui tapissait le fond de la cheminée, puis il quitta son piédestal humain au grand soulagement de Boule, qui eut l'impression de grandir d'un seul coup de plus de dix centimètres, et s'éleva avec d'infinies précautions. Le moindre dérapage pouvait être fatal. Fernand concentrait sa volonté et ses nerfs pour éviter toute fausse manœuvre; au bout de quelques mètres, il eut dépassé le bombement glacé et put progresser plus facilement. Enfin il prit pied sur le ressaut supérieur. Il était à bout de forces et ne sentait plus ses doigts, raidis par le contact avec la glace; mais son premier soin fut de tendre la corde qui le liait à Boule et d'assurer la montée de son fidèle compagnon.
Tous deux s'assirent sur la petite plate-forme, les pieds ballants au-dessus de l'immense précipice.
«Qu'est-ce que t'en dis? fit Boule.
– Si c'est comme ça au-dessus, on ne passera pas.»
Boule regarda par en haut. Ils se trouvaient sur un ressaut de la paroi, simple brèche sur une arête secondaire. Déjà l'abîme se creusait, terriblement profond, sur le versant de la Charpoua. Pour continuer, il leur fallait gravir une sorte de plaque inclinée à soixante-dix degrés et tout engluée dans le haut de verglas et de neige dure. Un morceau impossible. Ensuite s'amorçait la grande plate-forme enneigée juste sous la cheminée au piton. De là, on ne la voyait pas; on distinguait simplement, en se tordant le cou, un bombement bleuâtre qui brillait au soleil: le fameux surplomb de la corde coincée. Dans quel état se trouverait la fissure?
«La plaque est pour ainsi dire infranchissable, reprit Boule, et ensuite j'aime mieux ne pas y songer. Faut les avertir.
– Ho! là-dessous, cria Fernand, ça va de pis en pis. Jamais on montera.
– Au moins, laissez-moi aller jusque vers vous», supplia Pierre.
Boule plaça le rappel et lança la corde jusqu'à ses compagnons.
Un à un, ils les rejoignirent sur la plate-forme où se tint une sorte de conseil de guerre. Jacques à Batioret, en sa qualité d'ancien, leur conseilla la prudence.
«On a fait tout ce qui était possible, dit-il. Tous les deux, Boule et toi Fernand, vous avez risqué de vous dérocher pour franchir ce passage et plus haut c'est du pire. Alors suffit, n'est-ce pas? Pierre, faut pas en prendre ombrage, mais ton père n'aurait jamais consenti à ce que nous continuions... pas vrai, vous autres?»
Les autres, gênés, ne répondirent pas. Ils savaient que Jacques avait raison; ils le sentaient depuis la veille que le Dru était infaisable sous la gangue de glace, mais il leur semblait impossible de ne pas tout tenter pour tirer le corps de Servettaz avant que le vent ne l'ait fait choir dans les grands abîmes de glace. Boule se tourna vers Pierre, et, lui secouant l'épaule rudement pour masquer son émotion, dit:
«Faut te raisonner, Pierre; des passages comme celui qu'on a passé, Fernand et moi, on les referait pas pour tout l'or du monde. Si on s'y est lancé, c'est pour toi, pour ton père, mais continuer comme ça, non... D'abord on est exténués tous les deux, je sens plus mes bras, c'est comme si j'avais du plomb jusqu'aux épaules... Vrai! je peux pas aller plus loin.»
Il y eut un grand moment de silence, pendant lequel on entendit la canonnade des pierres détachées par le fœhn dans le couloir de la Verte.
«Bien sûr, c'est vous qui avez tout fait, mais maintenant c'est à mon tour, répondit Pierre. C'est mon père; c'est à moi d'aller le chercher et de m'exposer. Je vais franchir la dalle, vous verrez que ça passera.»
Il se dressa sur l'étroite vire, plia nerveusement des anneaux de corde dans sa main, et examina avec résolution la dalle, comme un lutteur qui fait face à son adversaire.
«Arrête, Pierre», crièrent-ils tous ensemble.
Mais déjà Servettaz s'était élancé comme un fou. Michel eut juste le temps de lui démêler la corde pour qu'elle ne s'embrouille pas; l'autre était déjà engagé dans la difficulté et aucune force humaine n'eût pu le tirer de là. A vrai dire, Pierre les stupéfia tous. Jamais ils n'avaient vu grimper avec une telle audace et une technique aussi profonde. Pierre utilisait le moindre rebord, fût-il d'un centimètre, pour y placer un clou de soulier; il s'élevait sur un doigt, allait avec précision, et de la sorte il atteignit le rebord inférieur du verglas.
«Méfie-toi, Pierre, méfie-toi! tu gagnes le verglas, lui cria Paul.
– Un fameux grimpeur, vrai! un fameux grimpeur, soliloqua Jacques à Batioret; on dirait son père à trente ans.»
Arrivé au point critique, Pierre s'arrêta et se tourna vers le bas. Il ordonna:
«Boule, envoie-moi le marteau-piolet, c'est comme un blindage de glace sur le rocher.»
Boule lui fit parvenir par la corde le léger pic d'acier.
Alors on assista à un travail extraordinaire. Pierre taillait du bout du pic de petites encoches dans la pellicule de glace... Cela sonnait tout creux, et chacun retenait sa respiration, persuadé qu'un coup de marteau un peu plus fort aurait pour résultat de détacher toute la couche de glace.
«Doucement, Pierre, doucement: tout va se détacher... ça sonne creux, suppliait Boule. Tu vas partir avec la plaque.
– Ça tiendra», hurlait Pierre avec frénésie.
Le marteau ne rendait plus ce son cristallin qu'il a d'ordinaire sur la glace, mais un son mat, plat, comme si on avait cogné sur du carton.
Pendant une heure, Pierre tailla ainsi sans relâche, mettant dix minutes pour fignoler une encoche, insensible au vide qui s'ouvrait sous ses pieds et au froid qui mordait ses doigts; puis il disparut à la vue de ses camarades, comme avalé par la paroi. La corde fila très rapidement, puis s'arrêta. On entendit un appel triomphant:
«Terminé!»
Puis quelques minutes après:
«Montez seulement.»
A nouveau la corde cingla le vide et les autres, subjugués par cette extraordinaire volonté, s'apprêtèrent à le rejoindre.
Fernand arriva le premier.
«Du beau boulot, Pierre, ton père serait fier... oui, du beau boulot; pas un de nous aurait passé.»
Mais, déjà, Pierre examinait la suite.
*
**
La suite n'était pas belle à voir.
Des corniches de glace ourlaient le surplomb de la fissure, le verglas gluait sur les prises et le rocher semblait enduit de verre bleu. Sur vingt mètres, les difficultés s'amoncelaient à faire frissonner les plus courageux; et de fait, les autres tremblèrent en observant Pierre qui calculait mentalement la façon dont il allait continuer. Ils n'osaient plus rien lui dire, sentant bien qu'aucune force ne l'arrêterait... D'ailleurs ne venait-il pas de leur prouver qu'il était de taille à triompher de tous les obstacles? Mais, vraiment, celui qui s'amorçait dépassait la mesure.
Ayant bien réfléchi, Pierre interpella Fernand:
«Passe-moi un anneau de corde, deux pitons, le marteau. Donne-moi tes gants, les miens sont gelés; toi, Boule, assure ma corde. Vous autres, laissez-moi faire.
– Ne continue pas, Pierre, tu me fais peur.
– T'inquiète pas, Paul... on passera. Y nous le paiera, le Dru. Si je me souviens bien de ce que disait le père, après la fissure, c'est tout bon ou presque; donc, si je passe, on réussit... Alors, on passera... Attends, garce, tu vas voir...» Et lançant un juron à la montagne, il s'élança.
La fissure était trop étroite et surplombait un vide immense. Bientôt, Pierre fut engagé dans le passage. On entendait le bruit que faisaient ses clous sur le granit, un râpement grinçant qui tranchait avec le cliquetis de la batterie de pitons et mousquetons attachés à sa ceinture.
Il s'éleva ainsi d'une quinzaine de mètres, au prix d'énormes efforts, puis fut obligé de s'arrêter, d'examiner la suite. Son souffle devint rauque. Le drap de ses vêtements glissait sans mordre sur la plaque de glace. Insensiblement, il reculait; son cœur battait la chamade, et il lui semblait qu'il allait crever sa poitrine.
«Vois-tu le piton, Pierre? cria Fernand.
– Il est à deux mètres, complètement recouvert, va falloir le dégager au marteau», haleta Pierre.
Instinctivement, Boule avait assuré la corde autour d'un bloc; il ne quittait pas Pierre du regard et semblait fasciné par la paroi sur laquelle l'autre se débattait.
Farouchement, Pierre continuait. A chaque effort il gagnait quelques centimètres en hauteur, mais ses doigts glissaient sur les prises glacées, et il reculait d'autant. Chaque effort lui coûtait plus de peine; il se coinçait alors dans la fissure et se collait au rocher, respirant bruyamment, avec toujours ces maudits battements de cœur qui se précipitaient, le torturaient: «Faut monter, faut monter, se répétait-il. Si tu atteins le piton, tu seras sauvé.»
Il ne se doutait pas qu'au même endroit, mais dans de meilleures conditions, Georges à la Clarisse avait déjà livré un combat presque aussi terrible. Toute sa volonté, toute son énergie étaient concentrées sur ce but unique: monter, décrocher le cadavre de son père, puis le ramener.
Il vit bien que, pour passer, une seule solution s'offrait: éviter de se coincer, utiliser quelques infimes prises sur les rebords de la fissure et monter en équilibre, comme un funambule.
Bien sûr, c'était risqué. Tant pis! il essaya.
Il se dégagea de l'étreinte de la fissure, rejeta son corps en dehors, et de la sorte gagna un mètre. Il caressa la nodosité polie que formait le verglas autour du piton, essaya de la briser avec ses ongles, mais ne put y parvenir. Il lui fallait l'aide du marteau.
Alors, en équilibre sur un clou de soulier et le corps collé à la paroi, il se concentra pour tenir et, lentement, quittant la prise de main, il laissa glisser son bras le long de son corps. Ses doigts tâtonnaient pour trouver l'ouverture du mousqueton qui libérerait le marteau de sa ceinture. Il sentit tout à coup que sa jambe était prise d'un tremblement nerveux causé par la fatigue. Il fit un brusque mouvement pour retrouver la prise de main, mais déjà il basculait. Ses doigts griffèrent le granit sans s'accrocher et il tomba à la renverse sans pousser un cri.
Dans un dernier réflexe, il exécuta un saut périlleux complet dans le vide, étendit les bras en croix. Les yeux exorbités, il aperçut nettement ses camarades pétrifiés d'horreur sur leur petite vire, et il embrassa d'un dernier regard l'abîme monstrueux où il allait s'écraser. Il lui sembla que sa chute durait des siècles. Il n'avait pas peur, mais se disait tout étonné: «Je vais donc mourir.» Sa pensée voltigea vers sa mère, vers son père. Plus tard, il déclara: «Je me sentais perdu et je pensais à des tas de choses, aux miens, à Chamonix; je calculais que j'allais me briser sur la dalle du dessous. C'est drôle, j'étais plutôt stupéfait qu'apeuré. Mais comment l'esprit peut-il enregistrer tant d'images en quelques fractions de seconde?»
Il tomba droit sur ses jambes tendues comme des barres de fer. On eût dit un chat qu'on jette dans le vide, toutes griffes dehors. Il toucha la paroi juste sur la dalle enneigée; cela amortit le choc, son corps se mit en boule et rebondit dans le vide.
Boule n'avait pas perdu son sang-froid; il pesait de tout son corps sur la corde d'assurance, angoissé à l'idée qu'elle pût céder sous le choc. Lorsque celui-ci eut lieu, Boule était paré; il tint bon, encaissa, et sentit que, là-bas dessous, la chute était enrayée. Par bonheur, la corde, un chanvre câblé de onze millimètres, avait résisté.
Le drame avait été si rapide que les guides restaient là, immobiles, bouche ouverte, comme inconscients, et ce fut Boule qui, le premier, osa appeler:
«Pierre, Pierre, t'as du mal?» cria-t-il sourdement. Puis comme rien ne répondait, il appela de nouveau, mais plus fort: «Pierre! Pierre!»
Ils se penchèrent anxieusement sur le vide et l'aperçurent qui gisait, inanimé, suspendu comme un pantin brisé au bout de sa corde.
Déjà, Jacques à Batioret déroulait un rappel, et le lançait dans la direction du blessé. Sans attendre qu'on le commandât, le petit Michel Lourtier s'en emparait, bondissait le long de la corde avec intrépidité, sans se faire assurer, cascadant à toute allure, jusqu'à ce qu'il rejoignît le corps. En haut, les autres interrogeaient:
«A-t-il du mal, Michel?
– Y bouge plus, il saigne du nez et de l'oreille...
– Malheur de malheur... faut le descendre tout de suite, dit Paul. On va t'encorder et puis tu le feras glisser jusqu'en bas de la dalle.»
On lança une corde à Michel qui, avec une vigueur qu'on n'eût pas soupçonnée chez un adolescent, se chargea du corps. Boule fit coulisser doucement la corde d'assurance à mesure que Michel se laissait glisser jusqu'au bas de la dalle. Une fois sur la vire, il étendit Pierre sur la neige et appela les autres.
*
**
Accroupis en cercle au tour du blessé, les guides attendent anxieusement qu'il reprenne ses sens. Paul Mouny a glissé sa main sous la lourde vareuse de drap, toute mouillée de neige; il a cherché le cœur et, avec joie, s'est aperçu qu'il battait. Il lui a fallu ce contact de ses doigts sur la peau chaude de son camarade pour qu'il ne craigne plus le pire.
Maintenant, Pierre gémit faiblement, puis ouvre de grands yeux vagues; tout d'abord, il ne distingue que des ombres qui se penchent sur lui, mais il reconnaît les voix amies. «Je suis vivant», songe-t-il, et d'un coup la mémoire lui revient par lambeaux, comme des fragments de film impressionnés, mais nullement reliés les uns aux autres. Ah oui! il se souvient; la main qui glisse et sa chute en vol plané qui n'en finissait plus, qu'il n'a pas vu finir.
Il fait un effort et se redresse à moitié. Les autres lui soutiennent le buste, épongent ses blessures: «Tiens, songe-t-il, du sang sur ma veste, je suis donc blessé.» Il voudrait parler, mais ne peut articuler un son. On lui verse un peu de la gnole à l'oncle Paul dans la bouche.
Cela le secoue brusquement, il paraît sortir d'un rêve, et d'une voix lointaine, il questionne, hébété:
«Qu'est-ce qui s'est passé? qu'est-ce qui s'est passé?
– T'as lâché, mon pauv'vieux: quel saut! Heureusement que tu es souple comme un chat, et que grâce à Dieu tu as rebondi sur la plaque de neige; sans ça, on aurait pu te dire adieu... Trente mètres de chute... t'es verni.»
Le blessé semble poursuivi par une idée fixe; il interroge:
«On pourra pas continuer, hein? Faut pourtant pas laisser le père...
– Faut attendre, lui dit fraternellement Fernand; mon vieux Pierre, sois tranquille; on remontera dès que ce sera possible. Pour l'instant, faut te descendre, et ça va pas être commode. Comment te sens-tu?
J'ai un mal de tête horrible: ça me lance, et par moments tout tourne.
– Et sur le corps?»
Pierre fait manœuvrer ses bras et ses jambes endoloris; tout fonctionne.
«Rien que des contusions, ça va. Tu as boulé sur la plaque et ça t'a préservé.»
Jacques à Batioret examine longuement le blessé: il est tout écorché, couvert de meurtrissures; le sang coule par une plaie béante du cuir chevelu, mais ce qui inquiète le guide ce n'est pas tant ça que ce mince filet de sang qui suinte de l'oreille et du nez, sans discontinuer. Il prend Boule et Fernand à part:
«Doit avoir une fracture du crâne! J'ai vu la même chose déjà au Grépon; ça ne semble rien et puis ça s'aggrave dans les quarante-huit heures... Faut le descendre, et à toute vitesse encore. On doublera les rappels. Toi, Boule, tu descendras en même temps que lui côte à côte, prêt à le rattraper s'il tournait de l'œil; j'assurerai en dernier avec Blanc, Paul ira devant avec Michel, les autres assureront les cordes de Pierre.»
Il refit quelques pas vers le blessé.
«T'es prêt, Pierre? on peut partir? Si tu ne t'en sens pas capable, dis-le, on te portera; pour l'instant faut foncer... s'agit pas de se faire prendre par la nuit.»
Pierre s'installa machinalement en rappel et se laissa glisser le long de la corde à une allure vertigineuse. Boule qui descendait parallèlement sur la paroi verticale, prêt à prévenir une défaillance, avait peine à le suivre. Pierre allait, soutenu par une volonté extraordinaire, ne disant rien, sauf sur les plates-formes où, tandis que les autres plaçaient les cordes et préparaient les manœuvres, il s'impatientait, s'agitait, devenant fiévreux, et réclamait:
«Plus vite, plus vite... j'ai de plus en plus mal.»
Ce ne fut pas une descente, mais une véritable chute que celle de toute cette grappe d'hommes enchevêtrés dans les cordes, entraînés le long des parois verticales. Mais une chute coordonnée où chacun manœuvrait avec précision, l'esprit sans cesse en alerte, le regard affectueusement inquiet rivé sur le blessé. Descendant en dernier, Jacques à Batioret murmurait sans cesse:
«Pourvu qu'il tienne le coup jusqu'au glacier... pourvu qu'il tienne...»
Et Pierre, de plus en plus pâle, empoignait les cordes, sautait dans le vide, bousculait ses camarades, suppliait:
«Plus vite! plus vite!»
Il sentait confusément que s'il ne pouvait joindre par ses propres moyens le bas de la paroi, mettant ainsi ses camarades dans l'obligation de Je porter au cours de cette périlleuse et tragique descente, la perte de temps que cela occasionnerait les forcerait à bivouaquer, et il avait assez d'expérience de la montagne pour savoir qu'un homme dans son état ne supporterait pas les rigueurs d'une nuit glaciale. Parfois, le découragement s'emparait de lui; on voyait sa pauvre tête bandée osciller d'avant en arrière et dodeliner doucement. Mais ces défaillances ne duraient pas; il se reprenait dans un sursaut de tout son être et continuait farouchement. Les autres restaient muets d'admiration devant son courage; ils préparaient les passages et Michel se dépensait, montait et descendait le long des cordes avec une souplesse de jeune singe, insensible à la fatigue, décrochant une corde, dégageant une plate-forme, plaçant un anneau de corde.
Ils atteignirent enfin l'Épaule, et, sans hésitation, sans marquer la halte, Pierre, encadré par Camilie, Fernand et Boule, se lança à grands sauts dans le collu bourré de neige lourde et coulante.
Avec le fœhn qui soufflait de plus en plus, ils risquaient l'avalanche; ils le savaient, mais semblaient s'en moquer... Parfois l'un d'eux était emporté par une petite coulée qui le fauchait aux jambes; les autres, se cramponnant sur les piolets enfoncés jusqu'au fer, stoppaient la glissade, et la descente continuait...
Pierre faiblissait rapidement; il mit un temps infini à franchir le dernier ressaut rocheux, puis se laissa glisser presque en chute libre le long du dernier rappel. La courte traversée horizontale sur le glacier fut atroce; il brassait la neige comme un homme ivre, titubait; alors ses camarades le soutenaient par les bras.
Il ne reprit courage que lorsqu'il sentit sous ses clous les bons cailloux brisés de la moraine et qu'il aperçut à quelques centaines de mètres, le refuge. «Si j'arrive jusque-là, je suis sauvé... je suis sauvé...» pensait-il.
Il ne put y parvenir; ses forces l'abandonnèrent et il chancela comme si on lui eût assené un grand coup derrière la nuque. Depuis quelques instants, Boule prévoyait cette défaillance; il n'eut qu'à le recevoir dans ses bras.
On le chargea sur le dos de Camille, bras ballants, tête pendante, et le guide descendit avec précaution, tâtant du pied les cailloux instables de la moraine, tandis que les autres, inquiets, surveillaient le filet de sang suintant des oreilles.
Bien qu'ils fussent exténués, les guides ne se reposèrent pas à la cabane. On refit les pansements du blessé, on décrocha le brancard, on roula Pierre dans des couvertures, et la triste caravane repartit immédiatement.
Chaque secousse arrachait au blessé des gémissements; il n'avait plus sa connaissance et marmonnait des phrases inintelligibles.
La moraine leur parut interminable. Ils ne firent aucune halte jusqu'au glacier; mais arrivés sur la Mer de Glace, ils eurent la sensation d'avoir quitté un monde spécial où tout était vertical; ils se trouvaient gênés sur ce glacier crevassé, presque plat. Il leur semblait qu'ils étouffaient de chaleur; une pesanteur inaccoutumée plombait leurs jambes et leurs bras; le poids du ciel même pesait lourdement sur leurs épaules.
Tout entiers à leur difficile sauvetage, ils avaient négligé d'examiner le temps; ils furent tout surpris de constater que le Dru, qu'ils avaient quitté quelques heures plus tôt, était déjà encapuchonné de nuages. Ce n'était plus du brouillard, mais les longs fuseaux gris du mauvais temps, des comètes échevelées qui s'accrochaient aux Aiguilles, tournoyaient, s'unissaient, couvraient les sommets, descendaient par nappes successives pour bientôt ne plus former vers les trois mille qu'un unique plafond de nuages. Quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber.
Ils décidèrent de repartir sans plus tarder.
«Va devant, Michel, tu préviendras au Montenvers... qu'ils y aillent doucement pour le dire à la Marie... C'est un coup trop rude pour une mère. Fais monter le docteur au Montenvers.»
Michel partit en courant, coupant au plus court, franchissant d'un bond les crevasses et bientôt il ne fut plus qu'un petit point noir qui se confondait avec les blocs charriés par le glacier.
Le triste cortège se reforma et reprit sa route sur la Mer de Glace. Ils allaient sans arrêt, se relayant à la poutre du brancard, sans même le poser à terre, se faisant passer le blessé par-dessus les abîmes glauques des crevasses. Ils luttaient de vitesse avec la mort qui rôdait autour de Pierre, et faisait suinter plus fort le sang de sa tête meurtrie.
Comme ils atteignaient le lieu dit l'Angle, là où un semblant de piste longe la rive gauche de la Mer de Glace, ils aperçurent la deuxième caravane de secours envoyée par le Rouge qui montait rapidement à leur rencontre. Il n'y eut pas d'explication; les hommes frais venus de la vallée remplacèrent au brancard les guides épuisés, et le cortège augmenté continua sa route.
Il y avait foule au Montenvers, et les curieux se précipitèrent en les voyant sortir du sentier.
Boule allait devant, grave, crispé, rageur, écartant du geste les touristes qui se penchaient pour mieux voir le blessé.
«Dégagez! dégagez! disait-il, ben quoi! oui, c'est le deuxième, et après? Ça nous regarde... c'est notre affaire... on réglera ça plus tard.»
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A la station inférieure du Montenvers, deux femmes en fichu sanglotent sur les bancs de bois de la salle d'attente: la Marie pousse des cris de bête blessée que couvre, selon les caprices du vent, la grosse voix du torrent de Blaitière, écumant de rage le long de la montagne. On a beau lui assurer que ce ne sera probablement pas grave, elle ne veut rien entendre et c'est encore Aline, malgré sa douleur, qui trouve au fond de son cœur quelques pauvres paroles d'espoir.
La Marie tient sa tête à pleines mains; parfois, elle tend ses bras vers la montagne dans un geste de haine et de désespoir.
«Tous les deux! elle me les a pris tous les deux... tous les deux... répète-t-elle, le père et le fils... Pauvre Jean, s'il avait pu penser...»
Un groupe de guides, quelques autorités attendent un peu à l'écart. Ils ont les yeux rouges à force de se contenir, et sortent toutes les minutes sur le quai, pour ne plus entendre les cris déchirants. Un grand coup de sifflet s'élève du maquis de vernes sur le faîte duquel croît un mince panache de vapeur. Le directeur de la ligne raffermit sa voix pour assurer:
«Ils seront là dans cinq minutes.»
Dans la cour, l'ambulance s'est reculée jusqu'à toucher le quai.
A l'allure d'un homme au pas, la crémaillère entre en gare; on dirait qu'elle se retient pour ne pas trop secouer son précieux chargement. Le docteur descend le premier; il fait dégager la salle d'attente. On écarte les curieux; ensuite, avec d'infinies précautions, les guides sortent le brancard. Michel, le dernier, porte plusieurs sacs et tient en main un faisceau de piolets.
Comme la Marie se précipite sur la forme humaine qui gît sur la toile bise, tout encapuchonnée de couvertures, le docteur la retient.
«Non, Marie, non, il ne faut pas le secouer, vous le verrez demain; maintenant nous allons le sauver, je vous le promets. Aline, rentrez à la maison, emmenez-la, vous reviendrez aux nouvelles à l'hôpital.»
L'oncle Paul et le guide-chef se rapprochent du praticien. Celui-ci est taciturne.
«Fracture du rocher, je présume, dit-il laconiquement; c'est grave, mais on l'en tirera... Il est encore temps d'opérer; c'est un prodige qu'il ait pu descendre seul la paroi...
– Faut le tirer de là, Docteur, faut le tirer de là, supplie l'oncle Paul. Sans ça la mère deviendra folle.»
L'ambulance emporte le blessé vers l'hôpital.
La nuit vient avec une fine pluie glaciale.
Un grand voile de brume recouvre maintenant Chamonix. La chaussée mouillée luit sous les réverbères. Un vent de tristesse s'abat sur la ville. Mais au grand carrefour, vers la place, les enseignes lumineuses des brasseries et des magasins rougeoient de toutes leurs lettres de feu. Aux terrasses, les violonistes, aux doigts transis, jouent sans conviction pour les derniers auditeurs de la saison.
La caravane de secours revient à pied, lentement; elle traverse la ville sans rien dire. Les guides marchent gauchement et parfois l'un d'eux glisse de tous ses clous sur l'asphalte. Sur leur passage, les têtes se retournent, mais personne n'ose les interroger tant ils ont l'air taciturne. Ils pénètrent ensemble dans le Bureau des Guides, posent leurs sacs dans le réduit, puis vont s'asseoir en face chez Gros-Bibi. Ils choisissent la banquette la plus sombre et la moins en vue. Jean-Baptiste Cupelaz vient les rejoindre.
Alors seulement ils ouvrent la bouche.
«Vous avez peiné, hein! Pour ça, ça devait être dur, dur et dangereux, fait Jean-Baptiste.
– Un peu trop, répond Boule. Faut attendre le beau temps pour repartir.
– Je vais vous remplacer... j'en mettrai d'autres... vous avez fait ce que vous avez pu... reposez-vous.
– On a décidé de repartir la même équipe. C'est notre affaire, maintenant, de le décrocher. On l'a promis à Pierre et après ce qui est arrivé, on le décrochera. On le ramènera ou on dégringolera nous aussi.
– Comme vous voudrez, ça fait mé pi pas pi», conclut Jean-Baptiste.
Car il sait bien qu'il n'y a plus à revenir sur ce sujet.
Il fait nuit noire dans la vallée et la pluie glaciale lustre de reflets glauques les prairies rases de l'automne. Le vent emporte en tourbillons les feuilles mortes des trembles et des frênes; les longs épicéas dégouttent une eau épaisse et leurs branches se tendent vers le sol comme dans une supplication. Le long du petit lac du Casino les tentes désertées de baigneurs se gonflent sous la brise et l'eau prend des moirures d'huile qui semblent fuir en friselis à la surface pour se perdre dans les nappes d'ombre. Dans Chamonix, les touristes courent en rasant les murs, pour éviter les chéneaux des gouttières qui crachent à jet continu, et se réfugient dans les brasseries et les hôtels.
Le nuage s'étale en profondeur sur la vallée, mais tout en haut, au-dessus de 3 500 mètres, les cimes les plus élevées émergent comme des îlots sur la houle des nuées. L'océan des brumes vient battre les sommets comme un ressac, et ses vagues s'effilochent sur le granit, découvrant un couloir vertigineux qui fuit vers les ténèbres.
Au Moëntieu des Moussoux, les femmes du village se sent réunies pour la prière des morts; à genoux à même le plancher dans la grande salle commune, elles prient d'une voix forte et monotone en égrenant leurs chapelets. La Marie prostrée dans un grand fauteuil, frissonne, bien qu'un grand feu de bois pétille dans la cheminée. Elle a les yeux secs, comme nacrés; elle ne fait pas un mouvement, mais fixe ses regards dans une douloureuse extase sur le Christ en mélèze sculpté à la main, accroché au mur, une branche de buis toute fanée posée en travers.
Là-haut, au-dessus des nuages, se joue la magnifique féerie du soleil couchant.
Un dernier attouchement de lumière vient colorer en rose la cime du Dru. De grands oiseaux noirs et crieurs volent en cercle, effleurent le moutonnement des nuées, puis viennent se poser sur une étroite plate-forme. On dirait un vol d'oiseaux de mer venus s'abattre sur un récif. Les choucas au bec jaune sautillent et se querellent aux pieds d'une silhouette humaine, si l'on peut encore qualifié d'humain ce cadavre habillé de givre, dont les mains déjà momifiées se crispent toujours sur le rocher. Le visage du mort regarde la vallée; un regard sans vie, car à la place des yeux clairs et rieurs de Servettaz, il n'y a plus maintenant que deux trous noirs et sanguinolents. Immobile sentinelle, le cadavre monte une faction éternelle, face au monde des cimes; on dirait qu'il contemple, par-dessus l'embrasement de l'ouest, les au-delà mystérieux de l'espace.
Les sommets s'estompent et se confondent maintenant dans la nuit qui monte lentement et les étreint tout entiers. Un souffle puissant se lève sur la montagne et fait voltiger le foulard rouge noué au cou du cadavre.
En bas, dans la vallée, les voitures s'arrêtent devant le Casino illuminé. On y donne le dernier bal de la saison, et chaque fois qu'un dîneur en habit pousse le large tambour de la porte, une bouffée de chaleur et de musique s'échappe dans la rue.
A l'hôpital, un blessé, tête bandée, délire doucement...
Bien au chaud dans leurs chalets, insensibles aux rafales de pluie qui crépitent sur les vitres des chambres,
Boule et ses compagnons dorment d'un profond sommeil.
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Genève, aux premiers jours d'octobre. La bise glaciale venue du lac chasse en fronces mouvantes les vaguelettes sur les basses arches du pont du Mont-Blanc. Les feuilles jaunies des platanes tourbillonnent sur les trottoirs. Les vapeurs au repos fument paisiblement le long des quais. Les mouettes se rassemblent et tournoient, bec ouvert, tantôt rasant les flots, tantôt s'élevant à grands battements d'ailes pour mieux plonger vers une quelconque nourriture.
Boule, Paul Mouny et Fernand Lourtier montent gauchement les allées désertes bordées de villas et de jardins du plateau des Eaux-Vives. C'est un quartier calme, paisible et bourgeois, et la rumeur des rues commerçantes n'arrive pas jusque-là.
Les trois montagnards engoncés dans leurs habits du dimanche, chaussés de bottines trop étroites pour leurs pieds élargis par trois mois de gros souliers ferrés, marchent avec précaution, s'arrêtent aux carrefours, consultent fréquemment un bout de papier que tient Fernand.
Ils longent un grand mur de briques rouges surélevé d'une grille, qui délimite un délicieux parc aux allées tranquilles, et s'arrêtent devant une haute porte cochère à deux battants large ouverte sur une avenue bordée de platanes.
«C'est là», dit Fernand.
Avant de s'engager, ils hésitent. Le calme du grand parc, cette ordonnance des avenues, la richesse bourgeoise du bâtiment tapi dans le fond au milieu des charmilles, les intimident.
«J'aimerais mieux retourner aux Drus, fait Paul Mouny.
–-Bah! y nous mangeront pas.»
On ne les mange pas, en effet. Sur le seuil de la luxueuse clinique, l'infirmière de service les accueille avec un sourire engageant et les met tout de suite à l'aise.
«Tiens! des guides de Chamonix, dit-elle. Je pense que vous désirez voir Georges, votre collègue, ça lui fera plaisir, suivez-moi. Pauvre Georges, il s'en est vu de cruelles, mais maintenant ça va mieux. Oh! je vois bien où l'accident est arrivé...» Et un peu rougissante de son audace, la jeune fille ajoute: «J'ai fait les Drus, moi aussi; je vous ai reconnus à votre insigne; tous les samedis, je pars en course...»
A la suite de l'infirmière, les trois guides déambulent dans les couloirs ripolinés. Ils marchent sur la pointe des pieds comme s'ils étaient dans une église. L'infirmière pousse une porte:
«Georges! dit-elle joyeusement, des collègues.» Georges à la Clarisse est assis dans un fauteuil en rotin, les pieds dans une grande bassine pleine d'un liquide couleur d'améthyste; il est pâle, et sa bonne figure bronzée est devenue terreuse comme celle des gens qui vivent dans les maisons des villes.
«Boule, Paul, Fernand Ah! ça c'est chic d'être venus me voir.»
Ils se regardent tous quatre et ne savent plus quoi dire. A la fin, Boule interroge:
«Comment ça va?
– Regarde!» dit Georges qui est devenu plus sombre. Georges retire ses jambes de la bassine et offre aux mitres le pauvre spectacle de ses pieds gelés: tous les orteils et la partie voisine du pied sont maintenant momifiés, recroquevillés, noircis, comme calcinés; les os pointent, complètement écharnés; la vision est atroce. Les guides contiennent leur émotion.
«Pauv'vieux. T'as dû souffrir?
– Affreux, dit Georges, et j'ai cru que les pieds tout entiers allaient y passer. Heureusement, M. Warfield a été chic; c'est lui qui m'a fait conduire ici. On me fait des traitements si coûteux que j'aurais jamais pu me les offrir. Les docteurs me disent que maintenant c'est fini; le bout des pieds va tomber tout seul, un beau matin, et la plaie se cicatrisera... Oui, me voilà bien arrangé.
– Que vas-tu faire?
– Ben... recommencer. Avec des chaussures spéciales je pourrai marcher; tu verras, je vais me rééduquer... Bien sûr, pour les grosses, plus question, mais peut-être que je pourrai avoir la garde d'une cabane... Tu sais, moi, m'habituer à rester dans la vallée!...
– Même après ce que tu as enduré?
– Je ne pense plus qu'à partir... Tiens! regarde par la fenêtre.»
Par l'ouverture de la croisée, on aperçoit la falaise du Salève en premier plan, et par une échancrure des rochers un énorme diamant brillant dans le lointain: le Mont-Blanc.
«Tu vois, je le regarde constamment et plus je le contemple, plus j'ai envie d'y retourner...» Il pousse un gros soupir.
«Tiens, fait Boule pour changer de conversation, on t'a apporté des cigarettes.
– Aline m'a donné une tomme pour toi.
– Et l'oncle Paul, ces deux bouteilles de roussette...» Ils posent leurs cadeaux sur la table de nuit.
Un long moment, ils restent silencieux, Georges retrempe ses pieds dans la bassine et comme pour s'excuser, il dit:
«C'est la seule façon de ne pas souffrir; autrement, ça me lance jusqu'à la tête.» Puis il baisse un peu la voix et demande:
«Et Pierre?...
– Il est sauvé! On l'a trépané et maintenant il est en convalescence; lui aussi ne parle que de remonter... Ça fait vilain avec sa famille...
– Et Jean? comment l'avez-vous descendu?
– T'as su l'accident, reprend Boule. Alors on a attendu que la neige soit un peu fondue, puis on est remonté huit jours après. Il y avait encore un peu de glace, mais on a pu passer. On l'a trouvé à la même place et si gelé qu'il a fallu le décoller à coups de marteau. On l'a enveloppé dans des sacs. Il y avait ce bras levé tout raide comme une barre de fer qui dépassait avec ses doigts crispés, et ça nous gênait beaucoup. Heureusement qu'il s'est brisé après un ou deux rappels; alors on a pu tout rentrer dans le sac et c'était plus correct.
«Tout a bien marché jusqu'à l'Épaule, et puis la, tout d'un coup, une corde a sauté... Ça a failli entraîner Fernand qui ne voulait pas lâcher... Pense, on avait peur de perdre le corps. Mais il nous a échappé quand même. Il a débaroulé toute l'Épaule et rebondi sur le glacier. Plus de quatre cents mètres de chute! On a dû chercher longtemps; finalement, on l'a retrouvé au fond d'une crevasse de quarante mètres, juste après la rimaye. On l'a remis dans le sac, mais y pesait pas lourd... Au départ, y mesurait bien dans les un mètre septante; au Montenvers, tout tenait dans un petit sac... Enfin, on l'a mis tout de suite dans le cercueil... pas la peine que la Marie le revoie comme ça...
On a bien respiré quand tout a été terminé... Un bel enterrement... des gens de tous les côtés... et même un ministre... A propos, y nous ont donné la médaille de sauvetage... Ça nous fait une belle jambe... Toi aussi, t'as la médaille d'or et une citation à l'ordre de la Nation... Tout ça ne te rendra pas tes pieds... Misère, va!»
Ils prirent congé.
Quand ils furent partis, Georges se traîna vers la fenêtre. C'est là que l'infirmière le trouva, perdu dans une rêverie douloureuse; il pleurait silencieusement et son regard était fixé vers l'est, où, sur l'horizon, brillait de tous ses feux la chaîne du Mont-Blanc.
«Allons Georges; ne soyez pas triste... vous qui avez été si courageux jusqu'à présent...
– Je voudrais bien retourner là-haut, mademoiselle; vous avez beau faire et beau dire, vous mettre en quatre pour me faire plaisir... ici on ne respire pas. C'est trop bas.»